Cette histoire date de l'époque où je voyageais beaucoup. Il m'arrivait alors de passer et de repasser dans certains lieux comme on va à un rendez-vous. Parfois pour la journée, parfois pour une quinzaine, ou juste pour un détour. Quelques fois seulement, si les conditions étaient favorables, je m’y établissais pour y vivre. Une ville, un port, un village ou une cabane… tout me convenait si c'était l'envie du moment.
Dans le désert, il y avait peu d'étapes où s'arrêter et ce
petit village en faisait partie. Mais, je ne sais pas pourquoi, je n'avais
jamais vraiment eu l’envie d’y rester. Comme une impression de lourdeur, de
malaise. Bien que la beauté brute et dépouillée du site à flanc de roche puisse
satisfaire l’œil, le cœur semblait y étouffer, presque inconfortablement pris
par quelque chose dans l'air ou dans le regard fuyant des villageois. Ce regard
qui semblait dire : « ne te retourne pas » ou alors "
oublie-moi"… Ce village donc, pas bien grand, à peine trois rues et une sorte
de place triangulaire à leur croisée, subissait la morsure continuelle du
soleil. Seule un peu de verdure avait trouvé le moyen de s’accrocher, on ne
sait comment, sur la pente de la falaise qui le dominait. Pas haute ni
abondante, mais suffisamment pour donner à l'ensemble un air de grotte sacrée.
C'est d'ailleurs au pied
de ce rocher que les villageois allaient chercher leur eau, toujours disponible
et coulant d’une source claire et froide. Quand ce fut mon tour d'aller visiter
les environs, j'allais donc tout naturellement vers la fontaine pour y remplir
ma gourde.
La vision alors me frappa. Une femme, encore jeune et belle,
aux yeux noirs comme les boucles de ses cheveux et simplement vêtue d'une
longue jupe et d’une chemise colorée, les épaules couvertes d'un châle, se
tenait devant moi. Assise sur le rebord de la fontaine pas plus longue qu’un
homme, elle semblait soutenir, ou être soutenue, par la longue tige du conduit
d’eau se terminant par un robinet de bronze massif et lustré. Elle était
littéralement collée à lui, l'entourant comme un serpent, pendue, suspendue à
cette tige froide. Son regard semblait perdu comme elle, immobilisé quelque
part dans l'espace et le temps. Je ne le remarquais pas du premier coup, mais
elle marmonnait quelque chose, des phrases tournant en boucle dans sa bouche
aux lèvres charnues et dessinées pour l'amour. Entendre sa voix, c'était comme de
recevoir un coup au cœur tant son malheur, réel ou imaginaire, faisait peine à
voir et semblait contagieux. Je m'approchais doucement d’elle et du robinet
quand un vieux m'interpella et me fit signe de me servir directement dans le
bassin attenant. Seule la femme se servait du robinet et il aurait été mal aisé
de la déranger, me glissait-il à l’oreille. Guidé par ma soif plus facile à
contenter que mon esprit, je me contentais de faire comme il disait, sans déranger
la femme et remplit ma gourde. Plus loin, ayant laissé cette sublime créature à
son sort, je demandais au vieux de m’éclairer sur la situation et voici ce qu’il
me répondait : « Tous les jours, la femme arrive à la fontaine.
Tous les matins, elle meurt de soif et court jusqu’au robinet. Elle est
persuadée que son mari s’est transformé en ce robinet et par fidélité, elle
reste auprès de lui jusqu'à la tombée de la nuit. Nous avons bien essayé de la
faire partir mais elle se transforme en furie, pousse des cris et se débat !
Au moins ici, elle ne fait de tort à personne si ce n'est à elle-même. Elle
boit, c’est tout ce qu’elle fait. » Contraint par mes affaires, je
repartais du village le lendemain avec des réponses mais avec encore plus de
questions. Laissant cette pauvre âme à ton triste sort, je reprenais la route.
Je ne revoyais ce village que tout à fait par hasard, cinq
années plus tard. Je n'avais pas repensé à cette femme depuis mais il
m'arrivait, je l'avais noté, de sentir un léger frisson lorsque ailleurs dans
le monde, je trouvais une fontaine pour y remplir ma gourde. Comme un vieux
chant qui me revenait aux oreilles, ma respiration faisait une pause au moment
où l’eau s’engouffrait dans le récipient, avec la désagréable impression que
quelque chose de moi était aspiré avec. Quelque chose qui apaisait la soif de
cette femme inconnue.
Lorsque que je revenais dans la région, je reconnaissais assez
vite les trois rues surplombées par le roc qui bien que baigné de soleil,
semblait toujours aussi sinistre. Je revoyais la place, le petit chemin sableux
entre les rues, les maisons décrépies. Rien n'avait changé, pas même le vieux qui
me reconnaissais au premier coup d’œil. Après quelques salutations d'usage, je
lui disais que je comptais me rendre à la fontaine et lui demandais sans trop y
croire, si la femme s’y trouvait toujours. Il m’y conduisait en guise de
réponse laissant en plan son occupation. Je constatais par moi-même que la
femme se trouvait encore là, toujours agrippée à sa source, chevillée à son
tuyau de mari. Une part de moi se sentait rassurée de la voir inchangée tandis
qu’une autre ressentait de la honte, honte pour elle surtout, et voulait déjà
ne plus constater son malheur et partir loin d’ici. La culpabilité et la gêne
pour mon indiscrétion me remontait à la gorge à mesure que j’avançais vers
elle, bien obligé de m’y confronter désormais car la chaleur du désert ne permettait
à personne de se passer d’eau.
Elle marmonnait toujours et je m'approchais pour l’entendre
et remplir ma gourde. Elle semblait discuter avec le tuyau, évoquant des souvenirs
lointains d’une vie commune, de mariage et de fêtes, de nuit de noce même. Essoufflée,
elle buvait alors une grande lampée à même le robinet dans un geste quasi
désespérée. Puis concentrée comme dans une méditation, son visage changeait et
toutes les années de malheur semblaient lui tomber dessus d’un bloc. Ses mains,
jusqu'ici douces et hâlées, prenaient rides, tâches et se mettaient à se plisser
à vue d’œil. Ses cheveux noirs grisonnaient maintenant, sa voix s’éraillait
dans la même phrase. Elle prenait vingt ans en quelques minutes et lorsque la
métamorphose s’arrêtait, se murait dans le silence.
C’est en prenant un café avec le vieux, que je découvrais ce
qui lui était arrivé. Il me racontait que jadis la femme, originaire de ce village
bien évidemment, était courtisée par tout ce qui savait monter à cheval d'ici à
l'océan, tellement - et ce n’était pas volé - sa douce beauté provoquait le désir
de tous les hommes. Innocente de cœur et peu convaincue par les beaux discours,
elle choisissait pour futur époux, un voisin. Ils se connaissaient depuis
l'enfance et parlaient le même langage en plus d'être un bel homme droit et
courageux. Mais à l'approche du mariage, il traversait un épisode étrange, devenant
de plus en plus tourmenté dans ses rêves, par une jalousie nouvelle. Il
regardait de plus en plus sa promise avec l'œil torve d'une blessure imaginaire
à venir que celui de l'amie merveilleuse qu’il avait toujours eu à ses côtés.
Les présents qui arrivaient pour elle afin de la faire changer d'avis ne le
rassuraient guère, pas plus que les mots tendres de sa bien-aimée. La colère
rentrée finissait par le rendre fou et il osait un soir à la vue d’un collier
d’ambre offert par un admirateur inconnu, lever la main sur son plus cher
amour, sans achever son geste. Bien sûr, il se rongeait les sangs, crachait
contre le petit tyran du Saint-Esprit qui avait guidé son geste. Comprenant
qu'il ne pouvait plus mériter son amour, il s'enfuyait jusqu’au pays voisin. La
belle qui pleurait de toute son âme durant des semaines, attendait son retour
et gardait espoir. Une lune passait et genou à terre, il revenait au village
pour lui promettre si elle voulait toujours de lui, que plus rien de tel
n’arriverait et de devenir le meilleur des maris. Elle pardonnait… Parce que
son cœur était à lui. Et après un mariage joyeux et de longues festivités, ils
vivaient quelques temps ainsi, heureux et insouciants, balayant du revers ce
faux pas. Mais une année, une mauvaise récolte mettait à mal tout le village et
le mari, comme d’autres, s’accommodait de la boisson pour passer le temps et
oublier les malheurs. Et de nouveau, les soupçons à l'égard de sa femme grandissaient
lorsqu’il apercevait le collier d’ambre à son cou. Il ne la voyait plus avec le
cœur mais depuis ses peurs. Il craignait encore qu'elle ne parte avec le
premier marchand venu, lui qui ne pouvait même pas lui offrir une robe décente.
Pourtant, il savait que ces idées sortaient de sa tête et d’elle seule. Il
savait la fidélité de sa femme, aussi désirable soit-elle. Alors, la plupart du
temps, il luttait pour se raisonner et gardait sa souffrance sous un couvercle.
Parfois oui, ils se disputaient, le ton montait comme chez
tous les couples. Qui ne pas connait pas cela ? Mais ils s’aimaient tout
autant et bon gré mal gré, ils traversaient les saisons. Un jour de marché
alors que la femme s’approchait d’un vendeur de breloques, le mari reconnait sur
l’étal le collier jumeau de celui offert des années auparavant. Le regard
avenant de la belle, qu’il soit pour la joaillerie ou l’homme, venait d’allumer
le feu aux poudres. Quoi ? et après ? Elle voulait seulement se
trouver jolie dans le regard d'un homme qui effectivement, semblait troublé. Et
le collier lui plaisait. Cet échange suffisait, de retour à la maison à
déclencher la dispute qui tournait au drame puisque tous deux tombaient dans
l'escalier. Elle qui savait se défendre s'était agrippée à lui et l’avait repoussé
sans mesurer qu’il se tenait si près du bord. C'est à ce moment que le djinn du
collier d'ambre décidait de porter secours à la femme en amortissant la chute
qui lui aurait été fatale. Elle se réveillait au matin au bas de l'escalier, sans
aucun souvenir, seule et terriblement assoiffée. Elle appelait son mari mais
personne ne répondait. La gorge la brûlait et toutes les carafes avaient été
brisées dans la dispute. Elle décidait de quitter la maison pour se rendre à la
source. Et là, au lieu du filet d'eau habituel suintant de la falaise, se tenait
un tuyau de cuivre surplombé d'un robinet. Hagarde et apeurée, elle l'ouvrait
et se penchait pour boire. L'eau coulait dans ses mains et le long de ses
lèvres puis entrait en elle et elle se souvenait de la chute, de la dispute et
des cris. Complètement perdue au pied de tuyau, elle buvait encore. Encore et
encore. Les souvenirs d’avant la veille revenaient à chaque gorgée un peu plus.
De tous, des durs mais aussi des plus beaux, des plus anciens. Comme la soif et
la fontaine, ils ne se tarissaient jamais et semblaient d’autant plus sublimés,
comme perçus sous un nouveau jour. La belle, si triste et seule se blottissait
alors contre le tuyau et sentant que le filet d'eau qui en sortait ne pouvait
se tarir, décidait de ne plus en bouger afin de vivre dans l’éternel passé.
Quand le vieux terminait son récit, j'avais les larmes aux
yeux, voulant de mes mains arracher à son tuyau vicieux la femme, quitte à la
rendre folle. Mais le vieux me mettait en garde. « C'est exactement le but
de la manœuvre du djinn ! Lorsque le matin elle arrive à la fontaine pour
épancher sa soif immense, elle ne se souvient de rien. C’est seulement la
source qui lui rappelle ce qu’elle a vécu. Et si elle se souvient assez, espère
le djinn, lorsqu’arrive le soir, elle part d’elle-même pour refaire sa vie.
Mais jusqu’ici, elle n’y arrive pas, et revient chaque matin pour pleurer son
mari. » Une vague de compassion envahissait alors mon cœur pour cette une
femme piégée par le souvenir d’un amour comme une esclave. Piégée de le donner encore
et encore, à un tuyau vide.
Lorsque je voulais reprendre la route, le vieux m'accompagnait
encore. J'avais passé assez de temps à ruminer son histoire pour sentir une
colère sourde monter en moi contre le sort qui lui avait été réservé. Quel
gâchis je disais… En m’offrant un petit sachet de fruits, le vieux me souriait.
Il y avait pire comme sort selon lui. Quel pouvait être pire infortune que
celle d’une pauvre femme perdue dans ses souvenirs ?
Celui du djinn, dit le vieux. « Il ne l’a quand même
pas sauvé par hasard de cette chute ! S'il se déguisait en marchand pour
la voir, ou dans son collier d’ambre pour la faire changer d'avis avant son
mariage, c’est bien qu'il était poussé à la faire. Il l’aime et cela depuis des
siècles ! Et tant qu'elle ne se souviendra pas, elle ne partira pas. Mais
tant que lui ne lui dit pas son amour, il ne l’aura jamais non plus ! Alors
qui est à plaindre ? »
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