Une romance de fin du monde

J - 19

Après un week-end entier passé à regarder des films, bons et moins bons, je fais le constat que la fin du monde, tout le monde s'en fout. Sauf à la télé, où l'on passe des docu-fictions sur les scénarios possibles en cas de chute d'une météorite. Pour résumer et vous épargner de le voir, il faut aller vers le sud, la Méditerranée, les Pyrénées... Se trouver -après les inondations bien-sûr- au bord de l'eau pour s'assurer d'un climat tenable durant les mois de nuit. Et aussi, coopérer, faire du troc, trouver des moyens de sociabiliser pour vivre en groupe.
La fin du monde, ça ferra un bon sujet de conversation jusqu'au 21.
La fin du monde, elle pourrait arriver ce matin au boulot parce que la livraison du site Internet, reportée trois fois déjà, n'arrive toujours pas.
Elle pourrait aussi arriver parce, après deux semaines, quelqu'un s'est décidé à enlever le petit chat qui dormait en boule dans un buisson. J'ai failli le caresser la première fois que je l'ai vu.
Parce que mes chaussures sont glissantes et que je vais me casser la gueule sur des feuilles d'une manière stupide et en plus, disgracieuse.
En fait, il n'y a que moi qui y croit c'est tout simple. Mais je ne le dis pas, je ne veux pas passer pour une folle, crazy, dingo. Alors je fais "comme si", la majorité du temps et puis je m'évade dès que possible. Je suis pas là, je suis plus là. Déjà. J'attends et je regarde les gens faire des cadeaux, boire, souffrir, faire des projets pour Noël, se prendre la tête.
Personne ne rentrera dans ma zone, personne ne franchira le cercle, je vais être bienveillante avec moi-même en attendant la fin.



J -18

Bon alors avec mes 4 followers, je ne pensais pas avoir une réaction de ce type, de « ce » type. J'ai reçu un message privé, une sorte de lettre d'insulte que je copie-colle pour vous en faire part.
« Pauv' tarée va ! Si une météorite se pointe, je pense qu'elle subira une telle attraction vers ta connerie que le reste de la Terre sera épargné et toi pulvérisé. »
Pulco-citroné, j'ajouterais.
Ok. Comme je pensais être la seule à lire mes âneries mais que désormais cela résonne chez quelqu'un, j'ai décidé de l'inclure à mon histoire.
Cher inconnu, te voici désormais appelé Ludo, diminutif de Ludovic. Tu as 23 ans et tu travailles dans une petite épicerie de quartier à côté de chez moi. C'est une épicerie qui ouvre tard, là où se rendent les gens quand ils veulent une bouteille ou un pack après 21 heures, tu passes beaucoup de temps sur Internet et c'est en regardant des vidéos sur Youtube, via une recherche « fin du monde » et « film romance » que tu es tombé sur le titre de l'article qui t'as fait croire à une série que tu n'avais pas vu. Tu as des capacités mais ton intellect est souvent mal utilisé et tu rêverais d'être célèbre. Ou d'être Brad Pitt. Ou les deux. Au lieu de ça, tu regardes des sites entre deux commandes et samedi, parce qu'il n'y avait pas grand-monde, tu as posté ce commentaire. En fait, tu ne le sais pas mais on s'est vu samedi; j'ai payé une bière à ton patron, pendant que tu étais dans la pièce derrière à ranger des boîtes. Je regardais aussi les rayons, équipés pour satisfaire n'importe quel étudiant ou personne au frigo vide se nourrissant mal : fromage à burger, cordons bleus, carottes râpées ou salades emballées, pizza... ça sentait le patchouli aussi.
Tu as déjà prévu de te mettre une énorme mine le soir du 21, avec tes potes. C'est d'ailleurs une perspective qui te réjouit, tu y penses beaucoup. Il y aura sans doute Anna à cette soirée et t'aimerais bien te la faire dans la foulée. Anna est sympa et même si elle a l'air de pas y toucher, elle a quand même des gros seins, et ça doit faire son effet. Faudrait juste pas qu'elle sorte avec l'autre avant. L'autre naze qui choppe toutes les gonzesses et qui s'en fout après. Anna, elle a pas besoin de ça.
Alors quand tu as vu ce message, ce texte, au fond de toi, ça t'as énervé. Parce que personne ne t'empêchera de passer une bonne soirée le 21, c'est clair !




J -17

« Avant la fin du monde, il me faut ces chaussures ». Ça devait être le brief pour cette publicité. Je passe devant tous les jours. Une femme en tailleur gris monte par dessus une autre en tendant le bras vers l'objet de son désir. Son expression est extatique, elle décrit une envie, une soif d'atteindre la chaussure qui trône en haut d'un rocher sur lequel elle essaye de grimper, se hissant sur d'autres têtes au passage. Est-ce que l'on y croit ? Non. Est-ce que cela fait rire ? Non. Est-ce que cela rend la chaussure désirable ? Non plus. Ça ne sert à rien.
Ce n'était pas vraiment l'idée de départ d'André, mais c'est elle qui a fini sur les quatre par trois. Et ça n'est pas la première fois non plus que cela lui arrive en treize ans de boîte. André est concepteur-rédacteur pour une agence de publicité. Marié, père de deux petites filles de dix et huit ans, André fait la « pute » comme il dit, la « Marie-Madeleine du concept » pour nourrir sa famille. Il continue ainsi le rêve qu'il avait formulé alors jeune marié – la maison, la voiture, la paix du foyer – un rêve qui s'est transformé en inepte réalité. En fait, l'essence de job lui plaît toujours ; il crée, cherche des idées, manipule des concepts, joue avec les mots, rencontre des tas de gens. Mais lorsqu'il tombe sur « sa » pub dans la rue, et qu'elle est bien loin de ce qu'il avait imaginé – l'intervention du client ruine tout – il se sent obligé de s'arrêter et de faire une sorte de prière pour ses idées perdues sur l'autel de la médiocrité. Pour que tout s'arrête. Il en déprime presque et cela arrive de plus en plus souvent. C'est là que je l'avais vu, devant son affiche, immobile, la main au front. À un moment, il s'est remis en marche et s'est dirigé vers le quai. J'ai cru qu'il allait sauter avec sa sacoche. J'aurais bien été embêtée de le voir se jeter à l'eau pour si peu. Et puis non, après une minute qui a semblé une heure, il s'est retourné, a essuyé ses yeux rapidement et il est parti. Je ne l'ai plus revu. Pauvre André, ce doit être impossible pour lui de se dire qu'il pourrait recommencer, maintenant. Il m'a fait de la peine, malgré le grand ciel bleu pâle qui couvrait nos têtes.



J-16

Chad est journaliste. Il maudit ses parents de l'avoir prénommé ainsi ( « Non mais, qu'est-ce qui vous a pris ? »), mais au moins on se souvient de lui. Et tout le monde croit que c'est un surnom. C'est un journaliste comme les autres de la PQR, il s'y connaît dans pleins de domaines, mais n'excelle dans aucun en particulier. Lui préfère les sujets sociaux, les manifestations, les plans de licenciement, les colloques avec des noms creux du type «  Jeunes et emploi : quelles réalités ? », mais où il y a plein de logos d'institutions partenaires sur le flyer qui font dire : « attention, c'est du lourd ». Et aussi tous les représentants associatifs, les chercheurs, les autres journalistes qui fréquentent ces milieux... Cela lui vient de son parcours universitaire, une thèse qu'il aurait aimé faire mais qu'il a laissé de côté, ne trouvant pas cela assez concret, ancré dans le réel. Aussi parce qu'il n'avait pas envie de finir en rat de laboratoire - l'image qu'il avait à cette époque des gens qui font des thèses – et qu'il y avait Gabriella. Elle était dans sa promo et très vite ils se sont mis ensemble. Puis, ils ont habités ensemble, et lorsque Gabriella a trouvé un poste à Marseille, il l'a suivit, mais ça n'a pas marché et il est rentré. Il a trouvé des piges à faire et puis on parlait d'un CDD. Avec la rupture, il a d'abord voulu penser à ses envies à lui et du coup, la thèse est passée aux oubliettes avec Gabriella qu'il n'a jamais revu.
Dans le journal de ce matin, j'ai lu le portrait qu'il faisait du nouvel élu de la mairie, fraîchement investi du rôle de pacificateur entre les institutions et des manifestants occupant un immeuble chargé d'histoire pour la ville, mais voué à devenir des cages à lapin pour étudiants. Cet élu remplaçait un autre qui avait démissionné il y a une semaine, pris entre ses considérations de représentant et sa conscience de citoyen, trouvant le projet inadéquat et mal pensé. Le nouveau représentant avait déclaré lors de la conférence de presse à propos de l'attitude de son prédécesseur : « Bien que je n'approuve pas la méthode, il a eu le courage de ses opinions. Il faut bien que certains soient des opposants. »
Quand Chad avait entendu la phrase, il l'avait fini tout haut dans sa tête. « Et d'autres des supposants... » voulant au passage, faire un jeu de mot débile. Et d'un coup, à se regarder noter comme accroché aux lèvres de ce trou-duc, cela ne l'avait plus fait rire. Il ne savait pas quoi faire. Il voyait bien que les ficelles se tiraient de tous les bords et en coulisses et que lâcher l'une d'elles c'était se mettre à dos tout le réseau et les câbles avec. En sortant de la réunion, il se demandait combien de temps encore, le masque du quotidien cynisme allait-il tenir ? Et qu'est-qui était arrivé à ceux qui avaient souhaité vivre dans un monde meilleur ? Aspirer au bonheur était-il un droit ou un devoir ? Il faisait le constat que l'économie seule devenait la ligne d'horizon de sa civilisation, et se sentait impuissant. Pourtant, il se réconfortait en se disant que déjà, il était concerné.
Il était en train de se poser ces questions et de traverser le passage piéton lorsqu'il sentit une vive douleur à l'arrière du crâne. Un instant plus tard, il s'écroulait raide sur le pavé. Le visage de Gabriella l'accompagna dans sa chute.



J -15

La fin du monde, ça s'est passé ce matin à 9h16 pour nous. Je me suis levé à côté de Cédric comme comme chaque matin depuis sept ans. Je n'avais pas beaucoup dormi à vrai dire et je suis resté plus longtemps sous la douche pour essayer de me débarrasser de nœuds dans le dos. Quelle nuit horrible ! Quelle soirée horrible ! Toute la journée d'hier était tendue, c'était une sorte d'apothéose finale, un condensé de méchancetés et de tensions accumulés depuis les cinq derniers mois. Que dis-je, depuis... Si longtemps en fait. Je me souviens à peine de tout ce que l'on s'est dit d'ailleurs, c'est tellement confus. Ah ! J'ai mal, j'ai l'impression que mon coeur va lâcher... A un moment, avant qu'il n'aille se coucher, il m'a dit d'un ton froid et détaché : « Tu ne veux pas comprendre Benoît, pour demain, tu dois prendre une décision, sinon, c'est moi qui le ferais ». J'étais tellement lessivé que je n'ai pas répondu et il est parti dans la chambre. Il a éteint tout de suite.
J'étais là, seul dans la cuisine à fumer des cigarettes, hébété car mes repères étaient en train de foutre le camp. Je réfléchissais à sa dernière phrase et commençait à imaginer avec une tristesse infinie mélangée à un drôle de soulagement, ce qu'il allait advenir de moi, sans lui.
D'abord, où aller ? Chez une amie. Évidemment chez elle... Même si elle m'a dit qu'elle écrivait en ce moment et qu'elle avait besoin d'être au calme. Et après, les affaires, je n'ai pas besoin de grand-chose au final, on s'arrangera pour ne pas se croiser, parce que ça, je ne le supporterais pas. Je vais prendre l'essentiel : habits, ordi. On a besoin de peu finalement, c'est étonnant lorsque l'on voit tout ce qu'on accumule. Et puis, quoi ? Le chien ? Ah, merde. Je lui laisse, il l'aime plus que moi de toutes façons.
Je continuais comme ça à lister mes besoins toute la nuit, parfois avec un sanglot de désespoir, parfois avec un sourire que je ne me connaissais pas. Vers 5h, je suis parti me coucher. Je n'ai pas réfléchi et je suis allé directement dans la chambre. Je ne l'ai même pas touché.
Quand le réveil a sonné, je me suis lavé et après avoir bu mon thé dans le calme sidérant de l'appartement, j'ai voulu tenter une dernière fois de lui parler. Il dormait encore. Je l'ai appelé, il s'est tourné vers moi ; sa nuit avait dû être aussi bonne que la mienne. Il avait les traits tirés, l'oeil sombre. Il a dit : « Alors ? » J'ai dit : « Tu ne veux pas parler ? Il n'y a rien à sauver ? » Il a dit : « Recommence pas. Je veux plus te voir. Casse-toi ! »
Après un silence et avoir pesé ce que je venais d'entendre, j'ai dit : « Moi non plus, je n'en peux plus. Game over... »
J'ai fermé la porte de la chambre, suivi le couloir avec des yeux embués et empoigné mes habits, mon ordi. Je n'arrêtais pas de me dire : « c'est pas possible, non ! Je dois être en train de rêver, je suis réellement en train de prendre mes affaires, de passer la porte ? »
C'est fait.



J -14

Elle n'en sait plus rien. Elle a envie de partir et puis à d'autres moments, est prise d'effroyables doutes. Et le temps qui file et le temps qui est devenu la chose la plus importante de ce siècle, le facteur de prise de décision le plus effroyable. Tous les jours, c'est une bataille : gagner du temps, accélérer son rythme pour être en avance, prospecter la nouveauté, ce qui émerge et qui n'est même pas encore décidé. Faire rebondir les idées – même si elles perdent de leur élan à force d'aller trop vite, plus vite que celles et ceux qui peuvent et doivent les recevoir. Demander du temps aux autres, exiger, trépigner pour que l'on s'occupe de son cas, ça elle n'aime pas. Agiter les bras non plus. On dirait que, si l'on perd son temps désormais ou qu'on ne l'utilise pas comme le mouvement général le voudrait, on meurt. C'est devenu ça.
Et dans la vraie vie, celle à côté du travail qui est teinté d'objectifs à réaliser, c'est complètement l'inverse : on accorde du temps aux autres, on a envie de partager ce temps, de le voir s'étirer, s'étioler, durer. Ceux qui le prennent, qui l'on pris à un moment, on les écoute, on les admire. Parce qu'ils ne semblent pas subir cette attraction kafkaïenne, qui en elle-même, n'a aucun sens, ne produit aucun sens voire même, le détruit. Et nous avec. En somme, plus elle constate l'absurdité de courir après un temps qui serait essentiel à son activité et plus l'activité perd de sa valeur à force de se disperser.
Ce 21 va arriver vite lui aussi. Hier, elle a croisé cet homme qui a une petite agence de création de sites Internet et « les temps sont durs », comme il dit. Il en venait presque à la souhaiter vraiment cette fin du monde, et ainsi, éviter la paperasse.



J -13

Christine est nerveuse. Cela fait plus d'un mois qu'elle recommence à avoir des pellicules. Sa peau la gratte, alors elle essaie d'en prendre soin, mais rien n'y fait, c'est cyclique, ça revient. Surtout cet après-midi qu'elle s'apprête à voir Claude. Claude est ce que l'on appelle communément son amant, c'est-à-dire que c'est avec un homme marié qu'elle a une relation. Elle n'a pas d'enfant, juste une sœur qui s'inquiète de la voir finir vieille fille - il en faut au moins une dans chaque famille - elle la déteste quand elle dit ça, mais la plupart du temps, c'est elle sa confidente. L'approche de Noël l'inquiète, elle est à deux doigts de craquer et de tout envoyer bouler. Elle avait proposé à Claude de se voir quand même tous les deux le 24 puisqu'il serait bloqué en Vendée le lendemain. Il avait dit d'accord au téléphone. Bonne idée. Ils s'étaient installés à la terrasse d'un café du centre ce samedi après-midi, elle avait pris un grug parce que sa gorge aussi lui faisait mal et lui, une bière à la pression. Les rues étaient bondées, mais à partir du moment où ils s'étaient retrouvés, plus rien ne comptait. Elle voulait savoir si ce Noël tenait encore mais à sa mine renfrognée, elle compris bien vite.
"Tu es sûr, il n' y a aucun moyen ?
- Tu vois bien comment ça va se passer, avec les filles à la maison et comme on doit partir tôt le lendemain, je ne vois vraiment pas comment faire et puis on récupère le grand-père la veille, c'est notre tour cette année.
- Je m'en doutais un peu que ça allait être compliqué."
Elle lui passait la main sur le visage et le caressait en disant cela, il appréciait car elle n'était pas démonstrative d'habitude. Il l'adorait, il la voulait sincèrement.
" Alors, ma concession, c'est que tu passes le 21 avec moi.
- C'est un vendredi ou un samedi ?
- Un vendredi.
- Passer nos dernières heures ensemble c'est ça ? Oui, c'est tentant... D'accord. Chez toi ?
- Oui."
Pendant qu'il embrassait sa main en la fixant du regard, elle écoutait une voix à l'intérieur lui répéter : c'est lui, c'est lui, je crèverais pour lui.



J-12

Ça s'est passé lundi dernier. Je suis rentré vers 18 heures, la maison était froide et silencieuse, j'ai attrapé de quoi faire du feu dans la cheminé. Il faisait sombre, mais je n'ai pas allumé les lampes, je ne sais pas pourquoi. J'ai ouvert le frigo. Vide. Le feu démarrait tout doucement, je mettais mes mains devant pour les réchauffer quand j'ai entendu le chat miauler à la fenêtre. Il s'agitait et tournait en rond. Je me suis approché pour lui ouvrir et il a ramassé quelque chose. Il tenait dans sa gueule un genre de mulot. Bien, je lui ai dis, t'es un bon chasseur, mais je veux pas de ça chez moi. Comme il n'avait pas l'air de vouloir rentrer sans sa proie, j'ai renfermé. Tu reviendras sans ton invité s'il-te-plaît, quand tu auras vraiment faim. Il m'a regardé avec l'air de ne pas comprendre, et il a filé. La chaleur commençait à se déployer dans la pièce et j'allumais une cigarette assis sur un tabouret. Que j'aime ça, regarder le feu, le voir bouger et entendre le crépitement du bois, c'est relaxant. J'ai ouvert mon sac, il y avait dedans un paquet de copies à corriger. Ce matin, les Premières A ont fait une dissertation. Je leur ai demandé de me décrire ce qu'ils feraient, si c'était le dernier jour que l'humanité avait à vivre. Ça faisait parti d'un cours sur la Science-fiction. Je leur avais demandé de lire « Confessions d'un d'un barjo » de Phillip K Dick et de s'imprégner de la façon dont l'auteur opérait un glissement entre une littérature du quotidien avec la folie galopante du personnage. Je vais devoir corriger tout cela maintenant. J'ai faim, qu'est-ce que je vais manger ? Je refaisais le tour des placards et du frigo sans plus de succès. Bon, il faudrait descendre au village, l'épicerie doit être encore ouverte. J'attrapais les clés dans le vide-poche et passait mon manteau. J'étais en train de refermer la porte quand le téléphone se mit à sonner. Je ne savais pas si j'avais le temps de décrocher, je regardais ma montre et non, l'épicerie allait fermer. Tant pis. Je montais dans la voiture et filais sur la route. Arrivé au village, j'achetais des pâtes et de la sauce tomate. Une tablette de chocolat pour le dessert et une bouteille de vin. Le caissier, qui tenait aussi le bar à côté était toujours un peu distant avec moi. Merde, ça fait un an maintenant que j'habite là, il pourrait me décrocher un sourire tout de même ! En rentrant, la campagne était déserte, on y voyait rien au-delà des phares. En me rapprochant de la maison, j'ai vu un halo rougeâtre monter vers le ciel. Je me demandais ce que cela pouvait être. La voiture roulait sur le chemin de terre et plus j'approchais, plus la lumière s'intensifiait. Quelques instants après, je compris ce qu'était cette lueur rouge. Ma maison était en feu et le brasier atteignait déjà le toit. Tout cramait devant moi et je savais que même en appelant du secours, les dommages seraient sérieux.
Quand les pompiers ont fini d'éteindre le feu, le capitaine est venu me voir. J'étais assis sur le puits, complètement perdu. D'après lui, l'origine venait de la cheminé ; une braise avait dû s'échapper et trouver de quoi se propager. Je repensais au coup de fil auquel je n'avais pas répondu. J'aurais mieux fait de le prendre cet appel.



J -11

Hier, j'ai rêvé que je perdais mon temps à chercher des réponses à ses questions. Les choses sont simples pourtant. Soit elle accepte le deal, soit elle me laisse travailler en paix. J'ai d'autres choses à gérer. Elle croit quoi, qu'un parc d'attraction, ça ne vit qu'à la haute saison ? Les gens viennent l'hiver, il y en a moins, mais quand même, c'est les vacances. Alors non, on ne fermera pas plus tôt et oui, il y aura une nocturne « Spéciale fin du monde » le 21. Rien que des sensations ! Et elle me dit que les gens vont avoir la frousse, qu'ils ne sortiront pas de chez eux... N'importe quoi, ils vont venir, au contraire ! Ils vont tout faire pour ne pas être chez eux, parce qu'au cas où, ils voudront se sentir vivant une dernière fois sur le grand-huit et parce que certains ne l'ont jamais fait, ou pour fêter tout simplement les douze coups de minuit et le fait que nous soyons tous sains et saufs, que tout peut reprendre comme avant. Au lieu de ça, elle chipote, elle se plaint avec ses collègues, elle demande un tarif spécial pour la soirée... MAIS IL NE SE PASSERA RIEN ! J'aurais mieux fait de ne pas l'embaucher cet été, mais bon, c'est trop tard maintenant, plus qu'à attendre la fin de son contrat ou qu'elle se lasse d'elle-même. Qu'elle démissionne si elle a si peur que ça du 21. Moi, le 21, ça m'a toujours porté chance.  J'ai ouvert un 21, mon fils est né le 21 du mois de janvier, avec ma femme on s'est marié le 21 mai... Et la liste est longue. Alors, dans mes tripes je le sais bien qu'il ne se passera rien. Et d'ailleurs, il n'y a aucun signe, aucune preuve d'une quelconque menace. Je dis pas que les choses seraient différentes si réellement on apprenait qu'il se passait quelque chose, là-haut... Elle me fout les nerfs parce qu'elle ne parle que de ça et j'ai pas envie qu'en plus, elle sabote mon jour de chance. C'est décidé, elle prendra un jour de congé





J -10
Je reçois des demandes tous les jours en ce moment et ça vient de partout. Ça a commencé vers la mi-mars, ça s'est accentué doucement et puis là, depuis fin novembre, c'est la folie. Une bonne dizaine de mails par jour, des coups de fil, des lettres... Ils me demandent tous de la place pour la nuit du 21. Les chambres et les gîtes sont tous pris depuis longtemps, mais devant l'affluence et l'insistance de certains, on a décidé avec Céline ma femme, de rouvrir les bungalows et même les emplacements pour les tentes et camping-cars. Tout cela à cause de l'article bien sûr et de la voyante. Comme la date approche, les journaux du coin ont commencé à s'y intéresser et il y a trois semaines, ils sont allés interviewer une sorte de médium. Elle a fait une prédiction comme quoi cet endroit, selon ses visions, allait être épargné par la fin du monde, ce « désastre prévisible » comme elle l'a appelé. Toute la vallée. Et donc depuis cette date, les hôtels, les chambres d'hôtes, les gîtes des communes d'à côté sont appelés de partout en France, et même d'Europe pour venir se réfugier. Avec Céline on s'est demandé quoi faire au début, on trouvait ça bizarre, on tournait ça à la blague aussi, et puis on s'est dit que s'ils ne venaient pas chez nous, ils iraient chez la concurrence ! Alors on a tout rouvert. C'est assez drôle d'ailleurs quand on y pense de prendre la réservation, avec le plus de sérieux possible et sans glousser, de quelqu'un qui croit que le monde va disparaître. Certains vont arriver quelques jours avant, dès ce week-end. Tout est prêt. Mais personne n'a réservé au delà du 21, pour la nuit du 22 au 23. Je suis emmerdé parce, comment je fais moi, pour les nourrir tous ces gens s'ils restent prendre le petit déjeuner ? Dans l'article, la voyante n'a pas dit ce qu'elle faisait ce soir là, mais je pense qu'elle ne craint rien; elle habite à dix kilomètres.







J- 9
Putain elle fait chier la daronne ! Toujours sur mon dos, comme si j'avais besoin de ça à un mois des exams. Elle flippe tout le temps et elle n'arrête pas de me stresser. C'est pas comme si j'étais demeuré ou autre pourtant, mais dès que j'entame la moindre conversation, tiens genre, les courses, elle en revient aux examens. A propos de courses, c'est vrai qu'il faudrait que je fasse une liste parce je veux bien bosser moi, mais dans de bonnes conditions, avec des vivres et du chocolat ! Le Bac blanc, je le vois comme un contrôle continu amélioré ; y en a qui flippent mais moi j'y arrive pas, je vois pas d'enjeu, comme je vois pas exactement ce que je vais faire l'année prochaine. Ça pourrait finir à la fac, même si mes parents ne sont pas très chauds, ils préféreraient une école ou une filière comme Droit ou Economie. Moi ça me branche de moins en moins. Il faut dire que depuis quelques mois, j'ai arrêté de fréquenter Lucie et sa bande. J'arrive plus à m'intéresser à ce qu'ils font, ça tourne en rond, avec leur téléphone et leur facebook. Et Sergio qui est vraiment un gros lourd, limite raciste. J'ai aussi bien-sûr un FB mais je ne l'utilise pas pour mettre des conneries comme eux ils font. La vache ! Les photos de la dernière soirée, ça m'emmerderait que tout le monde voit ça. Mais y a pas que ça. J'ai discuté avec Alex, le mec à qui presque personne ne parle dans la classe. En fait, il est très accessible ; on a discuté de films, de livres et je suis passé chez lui l'autre jour. Ses parents sont chelous mais sympas ; sa mère est au chômage et son père travaille dans l'automobile, ça se voit qu'ils ont pas trop de thunes. On a fumé un peu en écoutant White Rabbits, c'était classe. Il m'a fait lire le blog de sa demi-soeur; elle écrit un article par jour en remontant jusqu'au 21 décembre, date de la fin du monde selon les Mayas. C'était triste et drôle à la fois, j'ai liké. Certaines phrases, certaines images, me sont restées en tête. C'est la première fois que je ressens un truc comme ça, et ça m'excite en fait. Je ne l'ai pas dit encore à Alex, mais j'ai commencé à écrire aussi. J'ai envie de lui en parler. C'est peut-être pour ça que je m'en fous du Bac.




J -8
Ça fait déjà un mois qu'elle est partie. Elle me manque. On essaie de s'appeler à peu près tous les trois jours, des fois ce n'est pas possible parce qu'elle est sur la route ou que son téléphone est éteint. Certains jours, ce n'est qu'un SMS qui en dit long, mais il ne vaut mieux pas chercher à se joindre dans ces cas là. Ce doit être dur pour elle aussi. Tout est parti d'une projection que l'on avait vu ensemble l'hiver dernier, un film qui mentionnait le nom d'un petit village en Grèce où les habitants produisaient un vin plutôt rare. Ils vivaient plus au moins en auto-gestion et rejetaient les systèmes de production et de vente actuels pour faire du bio. Elle a voulu en savoir plus et de fil en aiguille, l'idée d'un documentaire a germé. Je l'ai accompagné au début dans ses recherches et pour monter le dossier – je parle Grec et une partie de ma famille est là-bas – et puis, elle s'est débrouillée toute seule ensuite. Elle s'est calé un itinéraire avec des vignerons à rencontrer, des villes à voir, mais elle voulait aussi que le voyage même fasse partie du film. Les paysages et les gens. D'ailleurs, elle ne sera pas loin de Delphes qui était l'ancien centre du monde il fût un temps avec son Omphalos. J'ai hâte de voir tout ça. Comment elle se débrouille en anglais, avec les locaux, hâte de la voir enfin réaliser son rêve, même si ça ne rapporte rien. Elle vit, enfin, après tout ce par quoi elle est passée avant notre rencontre. Ma déesse grecque rentre bientôt, le 21.



J - 7


Pourquoi cette peu d'agir, d'où vient-elle ? Quand je regarde ma vie et les choix que j'ai fais, je me la représente comme une chaîne avec des maillons de toutes les couleurs. Ils forment un ensemble cohérent, auquel on peut trouver une logique. Cette logique, je m'efforce tous les jours de la comprendre. Pourquoi j'ai fait ceci, pourquoi telle parole ou tel acte m'a influencé, qu'est-ce que je désirais à ce moment, ce à quoi j'ai renoncé, ce que j'ai obtenu finalement, etc… Tout se tient lorsque l'on prend du recul et cela ressemblerait presque à "ma" vie. Même si je ne comprends pas la présence de certains maillons dans cette chaîne tout en constatant qu'ils sont bien là, que j'en oublie d'autres avec le temps, ou que leurs sens m'échappent ; cet ensemble me ressemble, c'est assez conforme. Et pourtant, cette image ne peut être entièrement fidèle à ce que je suis et ne dit rien de mon présent car, bien que je puisse suivre grâce à elle une sorte de fil rouge, rien ne vient plus la contredire, la contrarier, être un paradoxe perpétuel, que le présent. Je n'ajoute des maillons à la chaîne qu'à posteriori. Elle est partielle, en construction et surtout, je ne vois jamais où elle va. En fait, c'est quand j'essaie de prévoir les choses en fonction d'elle, de ce que je connais, que je me plante le plus. Qui dit que je me souviendrais de ce jour comme du plus important de ma vie ? Qui dit que ça ne sera pas vendredi prochain, si j'assistais à la fin du monde ? Quelle image, j'emporterais dans ma tombe ? Mais ce visage tiède, ce doux battement de coeur filant entre mes doigts, aussi léger que le vol d'un papillon lorsque je l'ai entendu - car je l'ai entendu - la lueur de ses yeux qui s'est mise à changer, à diminuer d'intensité. Et puis plus rien. La fillette que je venais de renverser est morte dans mes bras à 17h42.
 

J-6


Il marchait le long du canal depuis une heure environ. Il s'est assis sur un banc qui surplombait le jardin et la rivière. Les voitures continuaient à passer à côté, l'air était vif. Les nuages défilaient comme pour fuir quelque chose, après la grande rasade de pluie qu'ils venaient de déposer. Ils laissaient au ciel des marques blanches, des filaments qui menaient bien au-delà de ce que l'on pouvait apercevoir à l'horizon. Le bleu pâle contrastait avec la lumière chaude du soleil qui déclinait. Lorsqu'elle se projetait sur les murs de la cathédrale, la lumière irradiait une teinte rosée qui repoussait au loin le glauque des toits et des ombres. Bientôt, il allait faire nuit. Il n'avait toujours pas envie de rentrer. Les passants avaient encore leurs parapluies dépliés, mais il ne pleuvait plus. Quelques grosses gouttes seulement tombaient d'un coup violent sur le sol, sur les têtes, sur les épaules. Son pardessus avait tenu le choc, la lettre dans la poche intérieure n'était pas mouillée. Il hésitait encore, il n'était pas prêt à la lire. Il avait du mal à se dire qu'il ne serait pas père, qu'elle était passée à l'acte. Cette décision, bien qu'à l'instant où ils l'avaient prise semblait être la plus logique, la plus censée, la plus évidente par rapport à leur histoire, il sentait qu'elle allait implicitement, en entraîner sa fin. Mais, il ne voulait pas trop y penser, là, tout de suite. La perspective qu'il avait devant lui, lui rappelait qu'il avait effectivement des projets en cours - et là il se disait que c'était la bonne décision - et il se demandait bien comment il aurait pu mener tout cela à bien, s'il avait eu cet enfant. Il y aurait eu des sacrifices à faire sans doute. Et il n'était pas prêt au sacrifice. L'eau statique de la rivière commençait à geler, on voyait déjà quelques plaques de givre se former et donner l'impression d'une marre à la surface squameuse plutôt que d'un flux vivant. Il y aura peut-être des congères comme l'an passé, se disait-il, et il se rappelait les photos de la ville en 1905 où les congères étaient énormes. On aurait dit la Sibérie. Décidément, ça ne viendra pas du changement climatique cette fin du monde, même si les dégâts sont bien amorcés. A dire ces mots, il se senti pris d'une angoisse lui étreignant le coeur, car il réalisait qu'il ne pourrait pas partager son amour de la nature et ses observations sur les temps qui changent, les aurores et le vent. Non il ne le pourrait pas.


J -5

"L'écriture est un dessin primitif. Tout dessin visait à reproduire, dans les temps anciens, une pensée bien plus vaste que ce qui était représentée sur les parois des cavernes. N'avons-nous pas sous-estimé cette pensée et l'homme qui l'a crée sous le prétexte que celui qui l'avait exécuté était primitif, ne l'avons-nous pas jugé une peu trop vite? En remontant à l'époque du Magdalénien et grâce à l'étude de plusieurs sites remarquables implantés le long de la Vézère en France, je vais essayer de vous restituer, de vous faire imaginer, la vie de ces hommes, de nos ancêtres."
C'est ainsi que le professeur Desalle avait commencé son exposé. J'étais venu en dilettante, pour voir si ce cours pouvait réellement m'intéresser. C'est un module que j'avais pris en début d'année et que je pouvais changer si je le voulais. Mais je ne voulais plus. Il m'avait convaincu dès le premier quart d'heure et ce que j'apprenais piquait ma curiosité au plus au point. Au point de changer ma vie. Aujourd'hui, Mr Desalle, Yves,  est un ami et à la retraite. Il a été mon maître de thèse et un compagnon de route lorsque j'ai moi-même commencé à donner des cours, des conférences, que j'ai été invité à participer à des colloques à l'étranger ou à des fouilles et puis surtout lorsque je me suis mis à écrire. Il n'a pas tout de suite compris mon engouement pour la fiction, il pensait certainement plus à des publications scientifiques dans des revues sérieuses et mes premiers jets l'ont laissé dubitatif. Mais lorsque j'ai commencé à rédiger mon premier roman, il a bien cerné l'univers que je voulais créer et ses remarques ont été des plus utiles pour rendre crédible la vie d'un homme d'il y a 12 000 ans. Je crois d'ailleurs qu'il a vraiment aimé participer à la construction d'un environnement véridique, et de confronter lors de nos discussions interminables, nos instincts d'hommes du XXIème siècle avec celui, imaginaire, d'un homme pré-historique. Comment il pouvait s'abriter, se nourrir, se déplacer, ce qu'il percevait des paysages autour, des vallées, de la lumière... Comment il pouvait réagir face à une aurore boréale, une tempête, une lune rousse ou de la neige et quelle était sa réaction s'il rencontrait un nouvel animal... Tous ces petits détails qui, bien pensés et écrits, allaient lui donner une vraie consistance. Cet homme de Cro-Magnon aurait certainement réussi à s'adapter à un changement d'environnement aussi radical que ceux qui défilent dans les médias à propos de la fin du monde. Nous autres, devenus tellement dépendants de l'extérieur, nous ne survivrions probablement pas plus de quelques semaines.



J -4
J'ai mis un an avant de ne plus retrouver de poils de chat sur mes habits. A chaque fois que je ressortais des vêtements, pour l'hiver, puis en été, il y avait des poils blancs bien identifiables sur les manches, aux encolures, en bas de mes jupes. Mon chat, Zoom, a disparu le 17 décembre de l'an dernier. Ce soir là, je faisais l'une des plus belle fête de ma vie. J'avais décidé de revendre mon appartement pour partir en voyage et me consacrer entièrement à la photo. Ma première destination était l'Europe de l'Est en Biélorussie. Je retournais sur les traces de l'enfance de mon père, qui avait grandi à Brest – oui, le même nom que la ville bretonne – près de la frontière polonaise et travaillé dans des fermes plusieurs saisons. A l'âge de 20 ans, il était parti et s'installer en France où il avait rencontré ma mère. Il n'avait jamais remis les pieds à Brest, mais n'arrêtait pas de nous raconter sa vie là-bas. Et je m'étais juré d'y aller, de retrouver mes cousins, mes grand-parents, et tous les endroits dont il nous avait parlé si souvent. Et sans doute qu'un jour, je l'y conduirai.
Le soir de cette fête, tous mes amis étaient venus et l'appartement était bondé. Il y avait Jean et j'essayais de ne pas trop lui tourner autour, vu notre passif et son indécision à mon égard. Nous avions flirté plusieurs fois le mois précédent cette soirée et depuis, comme une idiote, j'étais tombée amoureuse de lui. Juste parce que cela faisait longtemps que je n'avais rien ressenti et aussi, parce que je m'étais sentie dépassée, emportée, par la relation que je m'étais imaginé avec lui. Il m'avait donnée des envies auxquelles je n'avais jamais pensé auparavant. Avant de partir, nous nous sommes croisés sur le seuil de la porte et comme j'étais étonnée de le voir s'en aller, il s'est approché et au lieu d'une explication, m'a embrassé. Je n'ai pas eu le temps de dire quoi que ce soit, parce que quand j'ai ré ouvert les yeux, il était déjà loin. Je repense à ce souvenir de temps en temps, il me tient chaud. D'autant plus maintenant que je rentre. J'espère qu'il a quelqu'un de bien dans sa vie. Pour le 21 aussi, on sait jamais. Je lui souhaite de tout mon coeur.



J -3

Ça ne vient pas comme ça. On voudrait nous faire croire que l'on change de vie comme on veut, mais dans la réalité, ça prend du temps, ça s'étudie sur toutes les coutures. Et parfois, ça nous tombe dessus. Prenez Marie par exemple. Elle a commencé à travailler très jeune sans vraiment faire de pause après la sortie du lycée. Elle a été dans toutes sortes de boîtes avant de finir à la Soregic en tant qu'assistante comptable. Elle y a rencontré Pierre, ils se sont mariés et ont eu deux enfants dans la foulée. Jusque là, rien d'anormal, le schéma-type même. L'année dernière, ils se sont installés dans le vignoble où ils ont acheté une maison ancienne. Moi, je n'ai pas la même vie qu'elle, je suis plutôt restée accroché à la ville, aux sorties en tous genres et célibataire dans l'âme. De temps en temps, on arrive à se voir et on se raconte nos vies ; comment vont les enfants, le boulot, la famille et l'on parle aussi de nous, même si nos expériences sont complètement différentes. Je ne la juge pas pas, je n'en ai pas besoin car je sais depuis longtemps que nous aspirons à nous réaliser chacune à notre manière. Et ça ne nous empêche pas de nous aimer heureusement, comme le font les amies de longue date.
Quand elle m'a appelé en octobre, je m'attendais aux nouvelles habituelles, mais je sentais à sa voix que quelque chose de grave lui pesait. C'est là qu'elle m'a parlé des voix qu'elle entendait, à nouveau. La première fois, cela s'était déclenché à la mort de son père, alors qu'elle le veillait seule dans la chambre. Elle avait tellement eu la frousse qu'elle avait refoulé ce souvenir depuis l'âge de six ans et nous n'en n'avions plus jamais parlé. Elle me disait que depuis leur installation dans cette maison, elle devait chaque jour composer avec différentes personnes autour d'elle qui tentaient de lui communiquer quelque chose, parfois des mots, parfois des phrases entières. Cartésienne comme je suis, j'avais du mal à réaliser ce qu'elle me racontait mais pour autant, je n'avais aucune raison de douter d'elle. Cela commençait à la perturber au travail et ces voix, même bienfaisantes car il n'y avait pas d'angoisses à les entendre comme avec son père la première fois, l'accaparaient beaucoup. Elle ne savait plus quoi faire. Elle sentait qu'elles avaient toutes quelque chose d'important à dire et que cela devenait de plus en plus pressant.
La dernière fois que je l'ai eu au téléphone, ça n'avait pas arrêté. Elle était tellement chamboulée, se sentant une responsabilité à transmettre ces messages, qu'elle s'est mise en arrêt pour s'y consacrer pleinement. Elle a bien essayé de faire comprendre son point de vue à Pierre, mais pour l'instant, il ne veut rien savoir. Et les enfants, pareil. A vrai dire, il n'y a qu'à moi qu'elle peut en parler.



J -2
Je ne comprends pas de quoi parle papa. Il fait en sorte depuis une semaine d'écourter toutes les conversations qu'il a sur la fin du monde. Et il voudrait que je crois encore au père Noël ! C'est vrai que j'en ai entendu parler à l'école et avec Madame Richard à la péri-scolaire, mais là ça devient idiot. Tous les adultes autour de moi essayent d'avoir un comportement normal et de sourire quand quelqu'un évoque le sujet ou bien, pire, ils se mettent à chuchoter. Moi, j'aimerais mieux que l'on me dise vraiment ce qui va se passer et pourquoi ça arrive maintenant ? Est-ce que l'on risque quelque chose ?
J'ai construit une cabane dans le jardin, mais ce que mon père n'a pas vu, c'est que j'ai mis des images à l'intérieur pour la protéger. Une photo de maman, une photo de Polo en train de jouer avec sa balle de tennis, Mami et Papi chat, Grand-père dans son fauteuil, mes cousins aussi, je veux que tout le monde soit là. Je ne suis pas croyant, pas catholique comme ceux qui vont à l'église – ma voisine par exemple – mais là, j'ai mis une image de Jésus que j'ai trouvé chez Grand-père. Lui, ça lui fait du bien de le regarder sur la croix alors je me suis dis, pourquoi pas ? Il y a des coussins, une couverture, des gâteaux, une grande bouteille d'eau. J'ai rapporté aussi mes crayons et des feuilles si jamais on s'ennuie, une bougie et le Bon Gros Géant pour que Papa me le lise.
Je me demande pourquoi mes copains ont tous peur d'aller dans leurs cabanes la nuit, moi ça ne m'est jamais arrivé parce que c'est l'endroit le plus sûr de la Terre. La nuit, les choses nous paraissent toujours plus terribles qu'elles ne le sont en réalité. Il faut juste ne pas oublier de les voir comme en plein jour.
 


J -1
Est-ce que j'ai vraiment envie d'écrire un autre scénario de fin du monde ? Le dernier que j'ai fait n'a pas vraiment plu. Il s'agissait d'un film choral, une histoire d'effet papillon qui commençait avec le viol d'une étudiante. Des enquêteurs remontaient la piste et découvraient que le fait divers rejoignait une plus grosse affaire impliquant des personnalités au gouvernement. Des émeutes éclataient et les protagonistes se voyaient pourchassés par des services secrets les empêchant de dévoiler une vérité qui allait tout faire basculer. On m' a dit déjà vu.
Si je voulais l'écrire à ma sauce, j'ajouterais que les émeutes, liées à des mouvements féministes, allaient petit à petit grandir et renverser les dirigeants au pouvoir. Se mettrait alors en place une société dirigée par des femmes où l'homme deviendrait un objet, utilisé uniquement à des fins reproductrices.
Cela aurait pu être aussi l'histoire banale d'une fille qui tente de changer sa vie. Des obstacles qu'elle rencontre, des peurs qu'elle a à affronter, des risques à prendre. De ses tentatives pour tout recommencer. Et du courage qui n'advient que pendant la bataille quand on l'espère avant. Une fois la décision prise, cette fin du monde deviendrait une réalité pour elle, et rien ne serait plus comme avant.
Et puis je ferai comme pour tous les scénarios. J'écrirai le mot « fin ».




1 commentaire:

  1. c'est bien joli cette histoire, un peu triste, un peu compliqué quand même... ça me rappelle quelqu'un

    la citrouille maline

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