Pomme.
Pas moyen de se lever ce matin. Des lustres que je n’avais
pas bu comme ça, comme un trou, pour oublier. Des lustres que je n’avais pas eu
accès à une boisson pareille également. Depuis la grande sécheresse, toutes
sortes d’alcool, de liqueur, d’eau de vie, de préparations hybrides sont
fabriquées sous le manteau. Tout le monde a son alambic pour y mettre le
moindre bout de végétal, pour transformer les rognures, les pelures en quelque
chose qui se boit. Fini le temps du synthétique, toute essence a été
réquisitionnée pour les machines d’intérêt public et il ne reste que les restes
pour s’enivrer. Mais là, je n’en avais jamais vu autant, d’aussi bonne qualité,
fluide, transparente, parfumée. Cela m’a rappelé la grand-mère qui nourrissait
les invités du dimanche à coup d’Armagnac qu’elle seule savait boire. Un café,
une table bien mise, des mignardises… Je n’aurais jamais imaginé que ces
journées interminables me manqueraient tant maintenant que je n’avais plus
rien. Enfin presque plus rien. En somme, je ne sais pas si c’est de joie ou de
tristesse que j’ai bu. Soit parce que j’étais si bien avec ces inconnus, sous
la cagna de la forêt, soit parce que ce bonheur m’a rappelé ceux qui ne sont
plus, ceux qui sont partis, ceux que je ne reverrais jamais et ceux qui ont été
pris. Entourés d’étoiles et d’air frais, libre enfin, je voulais juste que ce
bonheur dure encore, toujours. J’en voulais plus, jusqu’à m’en remplir le
corps. J’avais oublié de m’en souvenir.
Inspirée de la cagna de Laurent Tixador, forêt de Liffré - GR 39