5/11/2022

La femme à la fontaine

Cette histoire date de l'époque où je voyageais beaucoup. Il m'arrivait alors de passer et de repasser dans certains lieux comme on va à un rendez-vous. Parfois pour la journée, parfois pour une quinzaine, ou juste pour un détour. Quelques fois seulement, si les conditions étaient favorables, je m’y établissais pour y vivre. Une ville, un port, un village ou une cabane… tout me convenait si c'était l'envie du moment.

Dans le désert, il y avait peu d'étapes où s'arrêter et ce petit village en faisait partie. Mais, je ne sais pas pourquoi, je n'avais jamais vraiment eu l’envie d’y rester. Comme une impression de lourdeur, de malaise. Bien que la beauté brute et dépouillée du site à flanc de roche puisse satisfaire l’œil, le cœur semblait y étouffer, presque inconfortablement pris par quelque chose dans l'air ou dans le regard fuyant des villageois. Ce regard qui semblait dire : « ne te retourne pas » ou alors " oublie-moi"… Ce village donc, pas bien grand, à peine trois rues et une sorte de place triangulaire à leur croisée, subissait la morsure continuelle du soleil. Seule un peu de verdure avait trouvé le moyen de s’accrocher, on ne sait comment, sur la pente de la falaise qui le dominait. Pas haute ni abondante, mais suffisamment pour donner à l'ensemble un air de grotte sacrée. C'est d'ailleurs au pied de ce rocher que les villageois allaient chercher leur eau, toujours disponible et coulant d’une source claire et froide. Quand ce fut mon tour d'aller visiter les environs, j'allais donc tout naturellement vers la fontaine pour y remplir ma gourde.

La vision alors me frappa. Une femme, encore jeune et belle, aux yeux noirs comme les boucles de ses cheveux et simplement vêtue d'une longue jupe et d’une chemise colorée, les épaules couvertes d'un châle, se tenait devant moi. Assise sur le rebord de la fontaine pas plus longue qu’un homme, elle semblait soutenir, ou être soutenue, par la longue tige du conduit d’eau se terminant par un robinet de bronze massif et lustré. Elle était littéralement collée à lui, l'entourant comme un serpent, pendue, suspendue à cette tige froide. Son regard semblait perdu comme elle, immobilisé quelque part dans l'espace et le temps. Je ne le remarquais pas du premier coup, mais elle marmonnait quelque chose, des phrases tournant en boucle dans sa bouche aux lèvres charnues et dessinées pour l'amour. Entendre sa voix, c'était comme de recevoir un coup au cœur tant son malheur, réel ou imaginaire, faisait peine à voir et semblait contagieux. Je m'approchais doucement d’elle et du robinet quand un vieux m'interpella et me fit signe de me servir directement dans le bassin attenant. Seule la femme se servait du robinet et il aurait été mal aisé de la déranger, me glissait-il à l’oreille. Guidé par ma soif plus facile à contenter que mon esprit, je me contentais de faire comme il disait, sans déranger la femme et remplit ma gourde. Plus loin, ayant laissé cette sublime créature à son sort, je demandais au vieux de m’éclairer sur la situation et voici ce qu’il me répondait :  « Tous les jours, la femme arrive à la fontaine. Tous les matins, elle meurt de soif et court jusqu’au robinet. Elle est persuadée que son mari s’est transformé en ce robinet et par fidélité, elle reste auprès de lui jusqu'à la tombée de la nuit. Nous avons bien essayé de la faire partir mais elle se transforme en furie, pousse des cris et se débat ! Au moins ici, elle ne fait de tort à personne si ce n'est à elle-même. Elle boit, c’est tout ce qu’elle fait. » Contraint par mes affaires, je repartais du village le lendemain avec des réponses mais avec encore plus de questions. Laissant cette pauvre âme à ton triste sort, je reprenais la route.

Je ne revoyais ce village que tout à fait par hasard, cinq années plus tard. Je n'avais pas repensé à cette femme depuis mais il m'arrivait, je l'avais noté, de sentir un léger frisson lorsque ailleurs dans le monde, je trouvais une fontaine pour y remplir ma gourde. Comme un vieux chant qui me revenait aux oreilles, ma respiration faisait une pause au moment où l’eau s’engouffrait dans le récipient, avec la désagréable impression que quelque chose de moi était aspiré avec. Quelque chose qui apaisait la soif de cette femme inconnue.

Lorsque que je revenais dans la région, je reconnaissais assez vite les trois rues surplombées par le roc qui bien que baigné de soleil, semblait toujours aussi sinistre. Je revoyais la place, le petit chemin sableux entre les rues, les maisons décrépies. Rien n'avait changé, pas même le vieux qui me reconnaissais au premier coup d’œil. Après quelques salutations d'usage, je lui disais que je comptais me rendre à la fontaine et lui demandais sans trop y croire, si la femme s’y trouvait toujours. Il m’y conduisait en guise de réponse laissant en plan son occupation. Je constatais par moi-même que la femme se trouvait encore là, toujours agrippée à sa source, chevillée à son tuyau de mari. Une part de moi se sentait rassurée de la voir inchangée tandis qu’une autre ressentait de la honte, honte pour elle surtout, et voulait déjà ne plus constater son malheur et partir loin d’ici. La culpabilité et la gêne pour mon indiscrétion me remontait à la gorge à mesure que j’avançais vers elle, bien obligé de m’y confronter désormais car la chaleur du désert ne permettait à personne de se passer d’eau.

Elle marmonnait toujours et je m'approchais pour l’entendre et remplir ma gourde. Elle semblait discuter avec le tuyau, évoquant des souvenirs lointains d’une vie commune, de mariage et de fêtes, de nuit de noce même. Essoufflée, elle buvait alors une grande lampée à même le robinet dans un geste quasi désespérée. Puis concentrée comme dans une méditation, son visage changeait et toutes les années de malheur semblaient lui tomber dessus d’un bloc. Ses mains, jusqu'ici douces et hâlées, prenaient rides, tâches et se mettaient à se plisser à vue d’œil. Ses cheveux noirs grisonnaient maintenant, sa voix s’éraillait dans la même phrase. Elle prenait vingt ans en quelques minutes et lorsque la métamorphose s’arrêtait, se murait dans le silence.

C’est en prenant un café avec le vieux, que je découvrais ce qui lui était arrivé. Il me racontait que jadis la femme, originaire de ce village bien évidemment, était courtisée par tout ce qui savait monter à cheval d'ici à l'océan, tellement - et ce n’était pas volé - sa douce beauté provoquait le désir de tous les hommes. Innocente de cœur et peu convaincue par les beaux discours, elle choisissait pour futur époux, un voisin. Ils se connaissaient depuis l'enfance et parlaient le même langage en plus d'être un bel homme droit et courageux. Mais à l'approche du mariage, il traversait un épisode étrange, devenant de plus en plus tourmenté dans ses rêves, par une jalousie nouvelle. Il regardait de plus en plus sa promise avec l'œil torve d'une blessure imaginaire à venir que celui de l'amie merveilleuse qu’il avait toujours eu à ses côtés. Les présents qui arrivaient pour elle afin de la faire changer d'avis ne le rassuraient guère, pas plus que les mots tendres de sa bien-aimée. La colère rentrée finissait par le rendre fou et il osait un soir à la vue d’un collier d’ambre offert par un admirateur inconnu, lever la main sur son plus cher amour, sans achever son geste. Bien sûr, il se rongeait les sangs, crachait contre le petit tyran du Saint-Esprit qui avait guidé son geste. Comprenant qu'il ne pouvait plus mériter son amour, il s'enfuyait jusqu’au pays voisin. La belle qui pleurait de toute son âme durant des semaines, attendait son retour et gardait espoir. Une lune passait et genou à terre, il revenait au village pour lui promettre si elle voulait toujours de lui, que plus rien de tel n’arriverait et de devenir le meilleur des maris. Elle pardonnait… Parce que son cœur était à lui. Et après un mariage joyeux et de longues festivités, ils vivaient quelques temps ainsi, heureux et insouciants, balayant du revers ce faux pas. Mais une année, une mauvaise récolte mettait à mal tout le village et le mari, comme d’autres, s’accommodait de la boisson pour passer le temps et oublier les malheurs. Et de nouveau, les soupçons à l'égard de sa femme grandissaient lorsqu’il apercevait le collier d’ambre à son cou. Il ne la voyait plus avec le cœur mais depuis ses peurs. Il craignait encore qu'elle ne parte avec le premier marchand venu, lui qui ne pouvait même pas lui offrir une robe décente. Pourtant, il savait que ces idées sortaient de sa tête et d’elle seule. Il savait la fidélité de sa femme, aussi désirable soit-elle. Alors, la plupart du temps, il luttait pour se raisonner et gardait sa souffrance sous un couvercle.

Parfois oui, ils se disputaient, le ton montait comme chez tous les couples. Qui ne pas connait pas cela ? Mais ils s’aimaient tout autant et bon gré mal gré, ils traversaient les saisons. Un jour de marché alors que la femme s’approchait d’un vendeur de breloques, le mari reconnait sur l’étal le collier jumeau de celui offert des années auparavant. Le regard avenant de la belle, qu’il soit pour la joaillerie ou l’homme, venait d’allumer le feu aux poudres. Quoi ? et après ? Elle voulait seulement se trouver jolie dans le regard d'un homme qui effectivement, semblait troublé. Et le collier lui plaisait. Cet échange suffisait, de retour à la maison à déclencher la dispute qui tournait au drame puisque tous deux tombaient dans l'escalier. Elle qui savait se défendre s'était agrippée à lui et l’avait repoussé sans mesurer qu’il se tenait si près du bord. C'est à ce moment que le djinn du collier d'ambre décidait de porter secours à la femme en amortissant la chute qui lui aurait été fatale. Elle se réveillait au matin au bas de l'escalier, sans aucun souvenir, seule et terriblement assoiffée. Elle appelait son mari mais personne ne répondait. La gorge la brûlait et toutes les carafes avaient été brisées dans la dispute. Elle décidait de quitter la maison pour se rendre à la source. Et là, au lieu du filet d'eau habituel suintant de la falaise, se tenait un tuyau de cuivre surplombé d'un robinet. Hagarde et apeurée, elle l'ouvrait et se penchait pour boire. L'eau coulait dans ses mains et le long de ses lèvres puis entrait en elle et elle se souvenait de la chute, de la dispute et des cris. Complètement perdue au pied de tuyau, elle buvait encore. Encore et encore. Les souvenirs d’avant la veille revenaient à chaque gorgée un peu plus. De tous, des durs mais aussi des plus beaux, des plus anciens. Comme la soif et la fontaine, ils ne se tarissaient jamais et semblaient d’autant plus sublimés, comme perçus sous un nouveau jour. La belle, si triste et seule se blottissait alors contre le tuyau et sentant que le filet d'eau qui en sortait ne pouvait se tarir, décidait de ne plus en bouger afin de vivre dans l’éternel passé.

Quand le vieux terminait son récit, j'avais les larmes aux yeux, voulant de mes mains arracher à son tuyau vicieux la femme, quitte à la rendre folle. Mais le vieux me mettait en garde. « C'est exactement le but de la manœuvre du djinn ! Lorsque le matin elle arrive à la fontaine pour épancher sa soif immense, elle ne se souvient de rien. C’est seulement la source qui lui rappelle ce qu’elle a vécu. Et si elle se souvient assez, espère le djinn, lorsqu’arrive le soir, elle part d’elle-même pour refaire sa vie. Mais jusqu’ici, elle n’y arrive pas, et revient chaque matin pour pleurer son mari. » Une vague de compassion envahissait alors mon cœur pour cette une femme piégée par le souvenir d’un amour comme une esclave. Piégée de le donner encore et encore, à un tuyau vide.

Lorsque je voulais reprendre la route, le vieux m'accompagnait encore. J'avais passé assez de temps à ruminer son histoire pour sentir une colère sourde monter en moi contre le sort qui lui avait été réservé. Quel gâchis je disais… En m’offrant un petit sachet de fruits, le vieux me souriait. Il y avait pire comme sort selon lui. Quel pouvait être pire infortune que celle d’une pauvre femme perdue dans ses souvenirs ?

Celui du djinn, dit le vieux. « Il ne l’a quand même pas sauvé par hasard de cette chute ! S'il se déguisait en marchand pour la voir, ou dans son collier d’ambre pour la faire changer d'avis avant son mariage, c’est bien qu'il était poussé à la faire. Il l’aime et cela depuis des siècles ! Et tant qu'elle ne se souviendra pas, elle ne partira pas. Mais tant que lui ne lui dit pas son amour, il ne l’aura jamais non plus ! Alors qui est à plaindre ? »

 

20 euros

Devant le distributeur, elle tira un billet puis se tourna vers les jumeaux aux lunettes rondes. Ethan et Jonathan voyaient dans la main de leur tante, un beau vingt euros, bleu et neuf. Avant de se coucher, ils le déposèrent dans Le livre de la jungle, qui resta ainsi entre eux, sur la table de nuit séparant les lits. Les enfants se mirent alors à rêver du même lieu, la fête foraine qui les obsédait depuis son installation sur la place, deux rues plus bas. Ethan se voyait sur le grand manège chevauchant seul, un majestueux hippocampe aux reflets argentés. Ses parents le regardaient en souriant tout comme le guichetier qui agitait le billet qu'Ethan venait de donner contre un tour infini. Grâce à son argent, Jonathan ouvrait dans son rêve, son propre kiosque à bonbon. Son monticule de fraises, bananes, réglisse et guimauves attirait tous les enfants y compris son frère qui venait y dépenser jusqu'au dernier centime. Avec cette fortune, Jonathan, béat, continuait de remplir son étal.

En classe, les jumeaux s'affairaient à dessiner, lorsque leur grand-frère Alex, passa en scooter en klaxonnant. Ils se regardèrent et un léger frisson traversa leurs corps. L'école finie, Ethan et Jonathan montèrent directement à leur chambre. Le billet était toujours là. Les jumeaux décidèrent la nuit tombée et à titre préventif, de dormir à tour de rôle avec le billet sous l'oreiller. Comme d'habitude, leur sommeil fût de plomb et de sucre.

Samedi, les jumeaux prirent le billet pour de se rendre sur la place, deux rues plus bas. Devant le grand manège et le kiosque à bonbon encore plus majestueux que dans leur imagination, Alex les surpris en arrivant par derrière et s'empara du billet. D'un rire narquois, il se mit à le broyer au creux de sa main. Ethan commençait à sentir des palpitations tandis qu'une larme silencieuse se formait au coin de l’œil de Jonathan. Les jumeaux se fixèrent et firent demi-tour en direction du scooter qu'ils s'acharnèrent à faire tomber. Alex, blême de rage, hurla quand le scooter bascula lourdement contre un socle de béton. Les parents, confisquant le billet, ramenèrent aussitôt les frères à la maison qui furent tous punis.

Ce soir là, les jumeaux finirent par s'endormir en rêvant de la fête foraine mais l'atmosphère lugubre et désertée du manège aux figurines affadies, du kiosque vide et sale les attrista. Pire, au milieu de la place, Alex paradait sur son scooter, le billet à la main. Cette vision les réveilla subitement et sans un doute, les jumeaux descendirent au garage où le scooter trônait. Lentement, ils se mirent à pousser le scooter et se dirigèrent vers le milieu de la place, deux rues plus bas. Ethan déversa une bouteille d'alcool ménager sur le siège tandis que Jonathan craqua une allumette vers une flaque près de la roue. Le feu se propagea si vite qu'ils durent reculer. L'espace d'un instant, dans une quinconce de bris de verres et de plastiques fondus, l'éclat de l'hippocampe et des étals reprit toute sa vigueur.

D'après Caravan (2016) de Hans Op de Beeck

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