6/01/2022

Histoire de Cagna #3

Pomme.
Pas moyen de se lever ce matin. Des lustres que je n’avais pas bu comme ça, comme un trou, pour oublier. Des lustres que je n’avais pas eu accès à une boisson pareille également. Depuis la grande sécheresse, toutes sortes d’alcool, de liqueur, d’eau de vie, de préparations hybrides sont fabriquées sous le manteau. Tout le monde a son alambic pour y mettre le moindre bout de végétal, pour transformer les rognures, les pelures en quelque chose qui se boit. Fini le temps du synthétique, toute essence a été réquisitionnée pour les machines d’intérêt public et il ne reste que les restes pour s’enivrer. Mais là, je n’en avais jamais vu autant, d’aussi bonne qualité, fluide, transparente, parfumée. Cela m’a rappelé la grand-mère qui nourrissait les invités du dimanche à coup d’Armagnac qu’elle seule savait boire. Un café, une table bien mise, des mignardises… Je n’aurais jamais imaginé que ces journées interminables me manqueraient tant maintenant que je n’avais plus rien. Enfin presque plus rien. En somme, je ne sais pas si c’est de joie ou de tristesse que j’ai bu. Soit parce que j’étais si bien avec ces inconnus, sous la cagna de la forêt, soit parce que ce bonheur m’a rappelé ceux qui ne sont plus, ceux qui sont partis, ceux que je ne reverrais jamais et ceux qui ont été pris. Entourés d’étoiles et d’air frais, libre enfin, je voulais juste que ce bonheur dure encore, toujours. J’en voulais plus, jusqu’à m’en remplir le corps. J’avais oublié de m’en souvenir.


Inspirée de la cagna de Laurent Tixador, forêt de Liffré - GR 39

Histoire de Cagna #2

Sea. Zone 5.
Personne n’avait pensé à fouiller jusque-là. Il faut dire que cela ne faisait que deux ans, en comptant depuis la réapparition progressive du soleil, que l’eau s’était retirée de cette partie du territoire européen qui avait constitué autrefois un pays. L’expédition était risquée, les bois et les marais étaient infestés de bêtes toutes plus coriaces et plus agressives les unes que les autres. Les vampires entre autres. Les plus petites s’étaient fait une spécialité de l’infiltration invisible : frôler une branche d’un peu trop près et vous étiez sûrs d’en transporter assez pour vous donner une fièvre d’un jour. Sans protection, il était devenu aussi risqué pour quiconque de traverser ces zones que d’emprunter une téléportable à ses débuts. Pour autant, l’annonce du recul de la mer avait provoqué un tel espoir que les volontaires s’étaient levés en nombre pour aller vérifier par eux même l’état de terres. Tels des pionniers du temps du Far West, ils étaient partis à pied ou à cheval avec un sac à dos, une hache et de quoi se nourrir quelques semaines au grand maximum. C’est un petit groupe, une famille, qui la trouva en suivant les indications des anciens. La cagna. La mer n’y avait pas touché et s’était arrêté à peine cinquante mètres avant. Un petit miracle. Façonnée en châtaigner, elle avait traversé plusieurs siècles avant d’être laissée à l’abandon. Recouverte d’un monticule de branchages et de feuilles, les premiers arrivés la déshabillèrent pour révéler son toit conique, son escalier et son promontoire de terre qui lui donnait l’air d’avoir des bras. Un chemin passait devant. Petite mais stable comme un phare, elle plu tout de suite aux Keller et à leurs enfants. Ils s’y installèrent et lancèrent le signal, le premier depuis longtemps – qui allait inaugurer la Grande Réintégration.


Inspirée de la cagna de Laurent Tixador, forêt de Liffré - GR 39

Histoire de Cagna #1

3ème jour de la trêve de Blancs.
Ligne de front Ouest, poste 24. Justin et Charles sont bien embêtés de se retrouver là, ensemble. Parce qu’ils ne peuvent pas se saquer. Avec la pluie froide qui les oblige à rester sous la cagna, au milieu de nulle part. Et à parler de Mathilde. Mathilde qui les divise, Mathilde qui est restée en arrière au poste 12. Parce qu’elle aussi se bat contre les blancs. Justin sort de sa poche un carré de chocolat, pour se « remonter le moral ». Ou c’est pour digérer ce que Charles vient de lui dire. Qu’elle a ri, a ri jusqu’à en cracher sa bière l’autre jour après qu’il soit passé la voir. Charles dit qu’il n’a pas entendu si c’était exactement, précisément à propos de lui, de ce qu’il venait de lui annoncer, - son départ - ou pour une autre raison. Mathilde fait n’imp’, cette conne file un mauvais coton... C’est jamais bon une femme comme ça avec ce genre d’engin, un fusil longue distance. Elle est si douée qu’elle pourrait toucher jusqu’ici, à n’importe quel moment. N’imp’…

Inspirée de la cagna de Laurent Tixador, forêt de Liffré - GR 39